Le secret
Le secret courait dans la ville. C'était un secret à petites pattes, il ne se déplaçait pas en plein jour, lézardant comme un renard au soleil de midi, car c'était un secret. Il se glissait plutôt, subtilement comme un reptile, à l'heure où la lumière fatigue et les ombres se réunissent en vue de se partager la nuit. Mais dans la ville, on apercevait l'ombre du secret de temps en temps, on en devinait la présence sans jamais parvenir à l'identifier, à la manière d'un animal sauvage qui traverse une route en un éclair.
Un jour, le secret éprouva le besoin de se confier. Il s'avança hors de l'ombre, se découvrit à un jeune enfant que sa mère avait quitté du regard sur la place du marché, le temps de comparer le prix des melons et des potirons. C'était un secret puissant. De ceux qui font les princes et les rois, qui renversent le monde comme un mauvais perdant renverse la table de jeu. De ceux qui font les déluges, érigent et délogent les refuges.
Dans la ville, il y eut un orage, des soldats de plomb et des rois mages. Il y eut un nouveau château, aussi immense que le roi était petit. Il y eut des ambassadeurs mielleux venus de contrées lointaines, qui débarquaient les bras chargés de cadeaux et de jouets, et s'en repartaient les mains vides et les poches garnies de titres de propriétés. Il y eut de ces injustices que commettent ceux qui ne savent pas encore ce qu'est la justice.
Vint le jour où il n'y eut plus de marché dans la ville. Les légumes et les fruits s'étaient enfuis, emportés avec les titres et les propriétés. Le secret avait de plus en plus de mal à se cacher. Il résida un temps dessous le dernier étal. Puis il dut se retirer dans les égouts.
Il se jura qu'à l'avenir qu'il ne se confierait jamais plus.
(texte écrit lors d'un atelier d'écriture à la librairie des orgues ; merci à Daniel et aux autres !)